Le dernier ouvrage de Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie 2001, est un livre contre le «fanatisme du marché». Un autre monde est un nouveau réquisitoire contre une mondialisation déséquilibrée. L'ouvrage de cet éminent spécilaiste ne s'inscrit pas dans la lignée des pamphlets dénonçant la dérégulation. Fort de son expérience à la Banque mondiale, J. Stiglitz dénonce l'ullusion de la mondialisation et son incapacité à favoriser le développement.
Dans un entretien à Libération, en septembre 2006, l'auteur résume quelques points de sa pensée à travers l'enjeu des droits de propriété intellectuelle (PI).
La propriété intellectuelle est-elle la face cachée de la mondialisation ?
Les déséquilibres de ce régime de droits exclusifs sont parmi les pires déviances du capitalisme actuel. Parce qu'il est question de vie ou de mort, comme on le voit dans la lutte pour des copies de médicaments à bas prix. Les hommes ou les brevets ? La faute originelle : avoir laissé aux ministres du Commerce et aux multinationales le soin de façonner les trips [en français, Adpic ¬ aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce ¬, ndlr], en 1994. La PI est intégrée au commerce, pas à l'environnement ni aux normes de travail.
La propriété intellectuelle favorise-t-elle la privatisation du savoir ?
L'Etat finance la recherche fondamentale, le privé met les médicaments sur le marché. Une sorte d'impôt, vu le fossé entre le coût de production (marginal) et le prix à la vente (phénoménal). Le risque de verrouillage du savoir se multiplie. Prenez la course à la brevetabilité des gènes humains : Myriad Genetics, qui a breveté deux mutations du gène du cancer du sein, a exigé que les labos à but non lucratif qui travaillent sur le dépistage paient un droit de licence ! L'idéologie simpliste de la PI peut affecter le rythme des innovations. On l'a vu avec le dépeçage de Netscape, navigateur concurrent de Microsoft, ou l'obligation pour le créateur du BlackBerry (terminal de poche, ndlr) de payer 600 millions de dollars à la firme qui avait acquis le brevet. Début XIXe, ces mêmes brevets avaient failli tuer l'avion ou l'automobile...
Mais les pays occidentaux ont combattu la PI pour se développer, comme ils ont usé du protectionnisme !
C'est comme donner un «coup de pied dans l'échelle» qui a permis de grimper. On le voit encore dans les subventions. On interdit à la Jamaïque de subventionner son lait, pas aux Etats-Unis. Le système actuel de la PI cherche à restreindre l'utilisation des savoirs. Pourtant, comme le disait Jefferson, ex-président américain, le savoir est comme une bougie : «Quand elle en allume une autre, sa lumière ne faiblit pas.» Le libre accès au savoir ¬ les tenants de l'architecture ouverte, comme Linux ou Mozilla le savent ¬ tient du bien public mondial ! Une obligation morale. Maintenir la PI dans les pays pauvres sur les médicaments, c'est pourtant du lose-lose, un truc de perdant dans les deux sens. Les firmes n'y gagnent rien, les pauvres perdent tout.